Edmond Segbeaya a fondé sa compagnie en 2002 à Nelson sous le nom d’Awassi. En langue éwé, parlée en Afrique de l’Ouest où se situe le Togo, ce mot signifie «les gens qui fuient la persécution».
Au fil des ans, l’entrepreneur a lancé une gamme de douze sauces piquantes de style ouest-africain qu’il a nommée Ebesse Zozo ou «piment fort» en éwé. Ses sauces, à base de piments habanero, ont été primées onze fois à l’international et quatre d’entre elles sont vendues exclusivement en personne en raison de la rareté des ingrédients qui les composent.
Ce qui fait la fierté d’Edmond Segbeaya, c’est d’offrir des sauces gouteuses dont certaines sont exceptionnellement piquantes.
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Une entreprise soutenue par la communauté
C’est par le fruit du hasard qu’Edmond Segbeaya a commencé à vendre sa sauce en vrac à la Coopérative alimentaire Kootenay, à Nelson, alors qu’il étudiait en administration.
Il a emprunté la recette à son arrière-grand-mère maternelle, qui a jardiné jusqu’à son décès, à l’âge vénérable de 104 ans.
De fil en aiguille, avec le soutien de la coopérative alimentaire et l’appui de sa communauté, Edmond Segbeaya a développé son marché dans la région de Kootenay, à l’extrême sud-est de la province.
En 2004, l’entreprise d’Edmond Segbeaya a ensuite connu un sérieux coup de pouce lorsque son fondateur a reçu un coup de fil du défunt magazine new-yorkais Chile Pepper : «Ils m’ont invité à participer au Fiery Food Challenge, à Dallas, pour présenter mes sauces à la compétition. Quelle histoire! J’ai appelé mon oncle en Californie pour lui demander d’investiguer. Il m’est revenu en disant : “Mon neveu, il faut te trouver les moyens d’y aller!”» se remémore celui qui, à l’époque, n’avait pas les moyens financiers pour s’embarquer dans une telle aventure.
Pour financier son expédition, l’entrepreneur a finalement organisé une levée de fonds qu’il a popularisée via l’émission qu’il animait alors à la radio communautaire de la région, Afrobeat.
«Nous avons eu une soirée fantastique! On a offert de la nourriture togolaise, j’avais des habits togolais et on a fait un défilé de mode togolais. Il y avait un groupe de jazz africain togolais de Vancouver qui a joué toute la soirée. Il y avait une professeure de danse africaine qui nous a donné trente minutes de leçon», se souvient Edmond Segbeaya.
«Les gens m’en parlent encore. C’est comme ça que j’ai pu avoir un peu de sous. Il y a même une femme qui m’a payé les billets d’avion avec ses Airmiles», se rappelle-t-il, reconnaissant.
Cet évènement a été la bougie d’allumage pour démarrer son entreprise. Dans les années qui ont suivi, il a participé à de nombreuses foires alimentaires, surtout aux États-Unis.
Du Togo à l’Allemagne
Le pays natal d’Edmond Segbeaya, le Togo, possède une histoire tourmentée. Colonisé par l’Allemagne en 1884, le pays est partagé entre la France et l’Angleterre à la suite de la Première Guerre mondiale. Le pays actuel est composé de la partie francophone, alors que la partie britannique a été rattachée au Ghana en 1956.
En 1960, le Togo est devenu indépendant de la France et le premier président de l’histoire de l’Afrique a été démocratiquement élu. Ce vent progressiste fut vite freiné et, trois ans plus tard, le gouvernement togolais a été victime d’un putsch qui a depuis mené le pays vers un régime dictatorial dirigé d’une main de fer par la famille Gnassingbé.
«Dans les années 1987-1988, les étudiants, les avocats et les journalistes se sont liés contre ce parti politique unique pour sensibiliser la population. Ça a mené à beaucoup de combats, de tueries. Certains sont morts, d’autres ont dû fuir le pays et beaucoup ont été emprisonnés», se souvient Edmond Segbeaya, qui avait alors la jeune vingtaine.
L’aventure allemande
À son arrivée en Allemagne, il participe à la création du Mouvement d’étudiants togolais réfugiés en Bavière. Il occupe ensuite la présidence aux relations extérieures de la branche allemande d’un parti togolais d’opposition appelé l’Union des forces du changement (UFC).
«J’avais beaucoup de relations et je servais de pont entre le parti togolais et les Allemands. Et ça marchait bien parce qu’il y avait le gouvernement togolais qui venait en Allemagne pour dire que nous étions des menteurs, pas des réfugiés, et qu’il fallait nous retourner au pays. Quand ils parlaient de nous, on ripostait dans les journaux. Donc la plupart des Allemands savaient qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas», explique Edmond Segbeaya.
Il est ainsi resté en Allemagne pendant une décennie. D’abord actif, il a passé ses quatre dernières années là-bas cloitré avec son ex-femme, Clémentine, et leur fille, Espoir, aujourd’hui devenue actrice.
Tous les trois sont restés confinés dans des établissements religieux bavarois jusqu’à ce qu’une expatriée canadienne utilise ses relations pour les faire sortir du pays. Sept églises de Nelson se sont unies pour les parrainer.
Le Canada, un paradis
«En Allemagne, ç’a été dur, mais en venant au Canada, j’ai ressenti un vent de liberté», explique Edmond Segbeaya, pour qui retourner vivre au Togo n’est toujours pas «indiqué».
Il est désormais remarié à une Togolaise, qui ne peut toutefois pas habiter au Canada pour des raisons d’immigration et avec qui il a deux garçons de neuf et cinq ans ; l’un réside ici, l’autre là-bas. «J’arrive à rentrer, voir ma famille et puis revenir, mais je dois respecter des règles : pas de politique. Je fais la visite familiale et quand le temps est écoulé, je reviens au Canada sans problème», explique Edmond.
Pour lui, ne pas avoir sa femme à ses côtés est un sacrifice qu’il est prêt à tolérer en comparaison à l’épisode vécu en Allemagne. Il est heureux que sa femme soit dans le pays où elle est née, avec sa famille.
Avant la pandémie, Edmond Segbeaya se rendait habituellement au Togo un mois par an. «Mais avec la COVID, pas de déplacement. Avec l’Ebola, pas de déplacement. Si les conditions s’améliorent, elle [sa femme] viendra», espère-t-il encore.
«Vous, les Canadiens, si vous aviez mon vécu, vous pourriez comprendre et minimiser certaines choses. Mais si vous ne l’avez pas vécu, ce qui se passe ailleurs dans le monde, ça vous semble irréel», conclut-il.
Au travers des incertitudes liées à la pandémie, certaines histoires ressortent comme autant de bouffées d’air et d’espoir. C’est notamment le cas de nombreux francophones qui ont choisi le Canada comme terre d’accueil, il y a de cela quelques mois ou des années. Chaque samedi, Francopresse vous présente quelques-unes de leurs histoires d’immigration, un clin d’œil à la vie qui continue même quand tout le reste s’arrête.