Outil recensant plus de 400 000 termes et expressions populaires et plus de 600 000 définitions, le Dictionnaire des francophones (DDF) est un espace où il est possible de circuler à saute-frontière, au gré des mots.
Il propose un voyage à travers le français où l’on découvre des termes spécifiques à certaines régions, tels les sans-confiances (tongs) que l’on porte beaucoup au Cameroun ; des faux-amis comme l’abbé utilisé en Suisse, qui désigne un président d’une confrérie agricole ; de vieilles connaissances tel le berlicoco (qui désigne à la fois un bigorneau ou un cône de conifère en Acadie) ; et des glissements de sens avec la baise, qui va de la bise à la raclée selon les lieux.
«C’est comme les rayons d’une bibliothèque où l’on peut s’étonner, musarder, faire de belles trouvailles», affectionne Carol Léonard, professeur associé en éducation au Campus Saint-Jean de l’Université d’Alberta et auteur d’ouvrages sur la toponymie de la région des Prairies.
À la différence d’un dictionnaire classique, le DDF illustre les usages de diverses régions du globe. Un même mot renvoie à plusieurs significations en fonction de l’aire géographique où il est utilisé. Et selon le pays d’origine du visiteur, l’ordre des définitions change.
Selon l’Institut international pour la Francophonie (2IF), un mois et demi après son lancement, il compte déjà plusieurs dizaines de milliers d’utilisateurs, qui viennent à parts égales du Canada, du Cameroun, de Côte d’Ivoire et de France.
«Légitimer tous les parlers»
«Mettre sur un pied d’égalité toutes les variétés du français est un beau projet», salue Marie-Éva de Villers, lexicographe et auteure du Multidictionnaire de la langue française.
À l’image des deux expertes, tous les lexicographes, linguistes et sociolinguistes interrogés louent une initiative qui décrit et reflète au mieux les subtilités et les richesses de la francophonie.
D’autant plus que la croyance dans une norme supérieure caractérise le monde francophone : «C’est le français hexagonal, défini par des grammairiens et des lexicographes de l’Académie française, qui fait référence», observe Jean-Benoît Nadeau, journaliste et écrivain, qui se spécialise dans les questions de langue.
Le DDF s’inscrit donc à l’opposé de ce mouvement prescripteur. «Nous revendiquons la diversité, nous voulons légitimer tous les parlers et montrer qu’ils se valent. C’est un discours de politique linguistique novateur», souligne Noé Gasparini, coordonnateur du DDF à l’Institut international pour la Francophonie à Lyon, en France.
Lutter contre le «sentiment de faute»
Le DDF semble être un outil efficace pour lutter contre l’insécurité linguistique. Aux yeux de Jean-Benoît Nadeau, il permet de battre en brèche le «mythe erroné de cette norme unique et immuable» et de lutter contre le «sentiment de faute» très fort dans la francophonie.
D’après les études menées par le laboratoire de sociolinguistique de Shana Poplack, à l’Université d’Ottawa, il n’existe d’ailleurs aucune preuve scientifique attestant d’une «manière correcte de parler». L’universitaire se montre néanmoins prudente au sujet du DDF : «C’est difficile de prédire quel impact il aura réellement, cela dépendra de la confiance que lui accordent les gens.»
Le fait que le projet soit né en France en 2018, à la suite d’un discours d’Emmanuel Macron devant l’Académie française, est loin d’être anodin. «Jusqu’alors, les Français jouaient un rôle dans le blocage de l’évolution de la langue en considérant qu’elle était à eux», analyse Jean-Benoît Nadeau.
«La France reconnait ainsi l’adaptation du français aux sociétés et communautés à travers le monde», complète Marie-Éva de Villers.
Le DDF est également participatif : n’importe qui peut l’enrichir de ses mots. Les premiers utilisateurs y ont déjà inscrit plus de 300 définitions et à peine une vingtaine ont dû être supprimées.
Les spécialistes voient ce modèle de contribution libre, inspiré du Wiktionnaire, d’un bon œil. Ils estiment que la veille permanente assurée par un comité de relecture est un gage de qualité.
Vers des emprunts linguistiques?
Au-delà de la communauté scientifique, monsieur et madame Tout-le-Monde vont-ils réellement s’approprier ce nouvel outil?
L’ambition affichée par les créateurs sur ce point est claire, mais Marie-Éva de Villers se montre sceptique : «Je ne suis pas sure qu’il sera consulté au quotidien par le grand public. Il intéressera avant tout les amoureux de la langue», augure-t-elle.
«Il va progressivement rentrer dans les habitudes», escompte pour sa part Noé Gasparini, coordonnateur du projet.
Jean-Benoît Nadeau est quant à lui persuadé que le DDF va créer de nouveaux usages, car il permet de voir «comment d’autres sens remplissent des vides lexicaux».
«Chaque locuteur est tenu par les règles implicites de sa propre communauté linguistique», tempère Shana Poplack.
Le DDF n’en est qu’à ses débuts. De nouvelles ressources lexicographiques vont être intégrées, l’interface va évoluer et un forum de discussion sur les origines étymologiques est évoqué par Noé Gasparini. Surtout, d’ici quelques mois, les visiteurs devraient entendre différentes prononciations pour chaque mot.
«Le génie de la langue se trouve dans la grammaire»
«C’est un outil d’apprentissage phénoménal qui montre aux élèves la vision locale de leur parler», s’enthousiasme Jean-Benoît Nadeau. Le spécialiste de la langue aimerait également avoir accès à tous les synonymes de la francophonie.
«On travaille justement à la création de réseaux de synonymes et de représentations sous forme de cartes», révèle Noé Gasparini.
Shana Poplack plaide pour sa part en faveur de l’intégration de données sur les variations grammaticales : «C’est un manque, car le génie de la langue se trouve dans la grammaire […] La grammaire est davantage stigmatisée, c’est principalement elle qui cause l’insécurité linguistique.»
Ce dictionnaire mis au service du public et détaché de toutes ambitions commerciales connaitra-t-il le même succès que le Larousse, qui un siècle après sa création fait toujours figure de référence?
Il est encore trop tôt pour le dire, estiment les experts consultés. Tout dépendra de l’appui et des financements qu’il recevra de la part des pouvoirs publics.
«On ne peut savoir s’il sera utile à tous les francophones ou s’il intéressera les jeunes, mais il est essentiel de laisser de telles traces pour éviter que les singularités de la langue disparaissent», plaide le professeur Carol Leonard.