Trois journalistes ont quitté l’Acadie Nouvelle pour Radio-Canada au cours des deux dernières années, dont deux depuis le début de l’année 2021.
Des départs de journalistes des médias communautaires vers le diffuseur public ont aussi été observés en Ontario pendant la même période.
Dans l’Ouest, une radio communautaire a enregistré cinq départs vers Radio-Canada en cinq ans, un coup dur puisque l’effectif requis pour faire tourner le média est de quatre journalistes.
Une autre radio communautaire cite un départ et une sollicitation directe au cours des deux dernières années.
La situation est à peu près la même dans les journaux, tant dans l’Est que dans l’Ouest : «C’est rare de passer deux ans sans voir quelqu’un partir pour Radio-Canada, mais nous avons mis beaucoup d’efforts ces deux dernières années pour équilibrer les choses et offrir de meilleures conditions à nos employés», témoigne Sophie Gaulin, directrice générale et rédactrice en chef du journal La Liberté au Manitoba.
Dans plusieurs régions du pays, les médias communautaires entretiennent des partenariats importants avec Radio-Canada. Dans le souci de préserver les bonnes relations, plusieurs ont préféré s’exprimer à micro fermé.
Pas de maraudage, mais un «déséquilibre»
Selon Francis Sonier, directeur général de l’Acadie Nouvelle au Nouveau-Brunswick, «Radio-Canada fonctionne comme une entreprise qui fait son travail en embauchant — et non pas en débauchant — des journalistes parfois issus des médias communautaires».
«Mon rôle n’est pas de dire qui doit faire quoi. Seulement, la surprise à l’heure actuelle, c’est l’intensité des démarches de leur recrutement. Je crains qu’un certain déséquilibre [entre Radio-Canada et les médias communautaires] ne s’installe dans le temps», explique Francis Sonier.
D’après Marc François Bernier, professeur en éthique appliquée et en journalisme à l’Université d’Ottawa, ce qui gêne de plus en plus les médias communautaires, c’est «la dimension inéquitable, car Radio-Canada est quand même une société d’État qui, avec son milliard et quelques de budget, peut faire mal à des petits médias déjà fragiles».

Le déséquilibre entre les médias communautaires et Radio-Canada est en partie au niveau salarial d’après les intervenants contactés. Les médias communautaires peuvent difficilement compétitionner avec les salaires offerts à Radio-Canada.
Sophie Gaulin de La Liberté, adhère à cette observation : «Retenir les journalistes dans un média local a toujours été un défi. Nos médias ne peuvent pas concurrencer les salaires et avantages offerts par une société comme Radio-Canada. Les budgets des médias communautaires ne sont pas toujours stables non plus. La sécurité d’emploi qu’offre Radio-Canada est attrayante pour nos journalistes», dit-elle.
Les médias communautaires se sentent perçus largement comme des «écoles après l’école» ou des «tremplins pour les journalistes vers Radio-Canada».

Une personne à la tête d’une radio communautaire de l’Ouest, qui a préféré ne pas s’identifier, raconte que «nous formons [les journalistes], et Radio-Canada vient les chercher, parfois de manière directe. On comprend cette réalité, mais c’est évident que lorsque nous avons de bons employés, que nous avons nous-mêmes formés et pour lesquels nous avons consacré du temps et de l’énergie, nous voulons les garder et ne pas nous faire dépouiller de nos ressources».
Et les retours vers les médias communautaires sont rarement au rendez-vous. Les médias communautaires reconnaissent qu’ils n’ont pas la chasse gardée et qu’ils ne peuvent pas empêcher un journaliste de partir, quelle que soit la raison. Mais ils soulignent unanimement, à divers degrés, la facilité avec laquelle Radio-Canada réussit à recruter chez eux, provoquant une instabilité dont ils peuvent mettre «des mois» à se relever.
Pénurie de main-d’œuvre généralisée
De façon générale, les médias sont tous confrontés actuellement à une pénurie de main-d’œuvre et la situation est d’autant plus précaire dans la francophonie canadienne. Radio-Canada ne fait pas exception selon Marc Pichette, porte-parole de Radio-Canada.
«Depuis mars 2020, à Radio-Canada, nous avons 200 postes à combler. […] On a de la difficulté à recruter dans nos stations en région, car le métier de journaliste a peut-être un peu moins d’attrait que dans les années passées», note-t-il.
Francis Sonier, de l’Acadie Nouvelle, rappelle cependant que «nous ne sommes pas à forces égales» avec Radio-Canada.

La question du recrutement de journalistes peut poser un problème éthique, selon plusieurs médias interrogés, lorsqu’il y a sollicitation directe de candidats ; des situations qui ont récemment été rapportées à plusieurs reprises par des sources bien informées dans quelques médias communautaires.
Marc Pichette réfute cette possibilité avec véhémence : «Il n’y a pas de démarches de recrutement direct. Les candidats postulent pour des postes ouverts, affichés publiquement, via notre plateforme en ligne. Et le dossier du candidat suit son cours.»
Il admet cependant qu’il peut y avoir eu des cas d’exception, «mais si on est avisés, on va sensibiliser le gestionnaire des ressources humaines en conséquence. […] On interviendrait rapidement».
Louise Imbault, ancienne directrice de Radio-Canada en Atlantique et actuelle présidente de la Société Nationale de l’Acadie (SNA), explique ne pas être au courant de cette façon de recruter.
«J’ai vu à l’occasion des journalistes passer d’un journal communautaire à la radio ou à la télévision de Radio-Canada, ce qui me semblait être simplement un changement ou un cheminement de carrière. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas eu [de sollicitation directe] et je ne dis pas qu’il y en a eu. Je ne peux juste pas parler de quelque chose dont je ne suis pas au courant», observe-t-elle.

Celle qui a recruté de nombreux journalistes pour le compte de Radio-Canada ajoute : «Je n’en ai jamais embauché juste sur leur réputation. Je n’aurais pas pu […] il y a des critères de recrutement très sérieux. Bien sûr, les échelles salariales sont probablement plus intéressantes que dans d’autres médias. Mais on n’embauche pas à la gueule du client, comme on dit!»
Elle concède que la réputation de Radio-Canada aide au recrutement, mais quand des postes se libèrent, le processus est surveillé par les syndicats, assure Louise Imbeault.
«Maintenant, si des postes s’ouvrent chez nous, va-t-on refuser de prendre une candidature qui vient d’un média local? interroge Marc Pichette. Non, pas pour un poste qui est affiché publiquement.»
Sophie Gaulin, directrice de La Liberté au Manitoba, estime que si l’invitation à postuler est directe, la situation peut devenir dommageable pour les médias communautaires :
On ne peut pas reprocher aux gens de vouloir changer d’employeur. Mais il faut comprendre que les sollicitations directes découragent beaucoup de rédacteurs en chef qui s’épuisent à former de nouvelles personnes constamment et qui voient leurs efforts servir les stations locales de Radio-Canada.
Marc Pichette soutient que Radio-Canada aborde sa relation avec les médias communautaires non pas dans une volonté de leur nuire ou de leur voler leurs ressources, mais comme une «collaboration, un partenariat à des fins de transmission de connaissances. Il y a un appui, des échanges avec eux. Notre volonté demeure de créer un bassin de médias très forts partout au pays, à travers Radio-Canada comme à travers les médias communautaires».
Il précise d’ailleurs que des collaborations ont lieu dans plusieurs régions, par exemple pour la couverture de grands évènements comme des débats électoraux.
Des pratiques en fonction des chefs en place
Si les médias communautaires interrogés sont d’accord sur l’importance de la préservation d’une bonne relation avec Radio-Canada, la plupart expliquent qu’un partenariat ou une collaboration semblent parfois compliqués dans la mesure où il y a une concurrence pour atteindre les publics francophones.
Rien n’empêche que plusieurs médias communautaires affirment apprécier leur collaboration avec Radio-Canada dans les cas où c’est équitable.
Pour Sophie Gaulin, les pratiques de Radio-Canada à l’égard des médias locaux diffèrent selon les directions qui sont en poste dans les stations régionales. «Lorsque je suis entrée à la direction du journal, j’ai eu la chance de développer une excellente relation avec le chef média de la station régionale de Radio-Canada. Il m’avait assuré qu’il ne ferait jamais de recrutement direct dans ma salle de nouvelles. Dès le départ, cela avait instauré un climat de confiance.»
La relation s’est étoffée lorsque le journal a traversé une mauvaise passe : «Lorsque les finances du journal étaient en baisse, nous nous sommes parlés et il a pu embaucher [certains de mes] formidables journalistes qui se seraient probablement retrouvés sans emploi. Dans ce cas-là, j’étais contente que mes collègues puissent continuer d’œuvrer dans leur métier de prédilection.»
D’autres soulignent que la qualité de relation avec les stations régionales de Radio-Canada dépend des chefs qui sont en place.
Marc-François Bernier, professeur en éthique appliquée et en journalisme à l’Université d’Ottawa, observe que «cette iniquité importante [en matière de ressources financières, …] nuit de façon objective à des petits médias qui sont nécessaires dans les marchés communautaires qu’ils desservent. N’y aurait-il pas une façon de les dédommager, un peu à la façon des clubs-écoles? Peut-être faudrait-il faut que Radio-Canada réfléchisse à sa stratégie de recrutement et aux impacts que ça a sur les petits médias».